Eldorado

“Il monta à bord de la frégate, […] conscient qu’un combat allait se jouer et que les hommes, sur le dos bombé de la mer, ne sont rien”

(Eldorado, Laurent Gaudé, Babel, page 71)

Quelle est la figure enfouie sous ce “il” ? Est-ce Salvatore Piracci, commandant d’un navire de guerre italien dont la mission est de garder la citadelle Europe contre les assauts répétés de la mer ? Ou bien est-ce Soleiman, partant à l’assaut de la forteresse européenne dans un frêle esquif, emportant avec lui des images de sa vie passée, emportant avec lui son inaltérable espoir d’une vie meilleure, loin de la pauvreté et des terreurs de son pays natal ?

Rien ne présage un tel départ. Salvatore déambule dans un marché italien. Gestes quotidiens sempiternellement répétés, la vente du poisson, l’achat d’une espèce préférée à une autre, les discussions banales… Mots et phrases jetés à la criée, qui acquièrent peu à peu une importance symbolique. (“Alors commandant, on s’est fait caresser par un fantôme ?”, page 11) Puis, une figure vient troubler l’esprit du militaire, une figure familière. Figure majeure dans le livre, qui permet de semer le doute dans l’esprit fonctionnel de notre commandant. Ce doute, qui le poursuivra dans le livre, sera également le point de départ d’un tout autre voyage…

De l’autre côté de la mer, Soleiman boit son dernier café, dans le dernier bistrot qu’il côtoira sur son continent natal. Il échange ses derniers regards, ses derniers soupirs, ses derniers mots aussi avec son frère Jamal. Puis, une course folle en voiture, une panne d’essence qui clôt le sentiment de liberté, et il faut se mettre en route. Traverser la frontière vers la Libye et (peut-être, ce n’est pas aussi simple que cela) embarquer sur l’embarcation de fortune, avec des compagnons de route inconnus mais qui partagent le même Destin et les mêmes rêves.

Organisé sous forme de très courtes scènes regroupées en sept chapitres, de sept actes, le livre permet au lecteur de graviter autour de lieux symboliques : la Catane, Lampedusa, Ghardaïa, Al-Zuwarah. Lieux décrits avec une force vive, qui ébauche chaque paysage, l’ombre d’un arbre sur les côtes africaines, le bruit des vagues s’échouant sur le rivage italien, les tribulations des voyageurs sur les gouffres amers.

On retrouve les thèmes privilégiés de l’auteur, déjà abordés dans ses romans et pièces de théâtre. Souvenons-nous du thème de l’exil particulièrement présent dans Le Soleil des Scorta. (Babel, pages 92-93 et suivantes) On pourrait également risquer un parallèle historique entre les voyages transatlantiques du XIX-XXème siècle et les voyages transméditérranéens de ce début de XXIème siècle. Parallèle que pourrait confirmer le poème d’Emma Lazarus (1849-1887), inscrit sur les pierres du piédestal de la statue de la Liberté.

“[…] Give me your tired, your poor,

Your huddled masses yearning to breathe free,

The wretched refuse of your teeming shore.

Send these, the homeless, tempest-tost to me,

I lift my lamp beside the golden door!”

L’Europe sera-t-elle, elle aussi, capable de lever sa lampe par-delà la porte d’or ?

Mais souvenons-nous également de l’omniprésence de la mort présentée dans Le Tigre Bleu de l’Euphrate (Babel, pages 138-139), thème repris dans le livre.

Lire un tel livre dans le contexte actuel se révèle particulièrement riche d’enseignements, tant l’effet de réel est fort, tant les figures présentées sont humaines. On y apprend aussi le quotidien des hommes de la mer, ceux qui y naviguent dans la sûreté pour aller sauver – le mot n’est pas trop fort – les barques surchargées, les navires croulant sous le poids de l’espoir des réfugiés.

Destins croisés de personnages évoluant dans une grande fresque méditerranéenne, Eldorado fait partie des livres dont l’intrigue et le style sont remarquables, et que l’on referme – non sans une certaine peine – en pensant que “c’est ici le combat du jour et de la nuit…”

EldoradoJournaliste : Pierre SIBUT-BOURDE